FOMO techno versus vision créative : où est passé l’acte de Création ?

Ces derniers jours, mon feed LinkedIn a connu un nouvel accès de tachycardie visuelle avec la mise à jour de la génération d'images d'OpenAI. Des voitures de sport aux reflets irréels, des petits chats (mignons ou non), des visages tous plus léchés (au sens figuré du terme) les uns que les autres, etc. le tout enrobé dans le désormais classique : « J'ai testé la dernière version de... »

Il y a une métaphore bien connue, attribuée à Bouddha, qui dit : "Le doigt qui montre la lune n’est pas la lune." Dans le tumulte actuel de l’innovation technologique, cette phrase résonne aujourd’hui pour moi avec une acuité particulière. Depuis l’arrivée massive des outils d’intelligence artificielle générative — image, vidéo, son, texte — un phénomène récurrent s’observe : l’attention collective se porte davantage sur l’outil que sur ce qu’il permet véritablement de créer.

Alors loin de moi l'idée de critiquer les élans généreux de démonstration désintéressée que je vois passer. Je les observe, avec une forme de curiosité mêlée à un léger vertige et cela dit j'en apprends autant, donc merci au passage à leurs nombreux auteurs. Mais derrière l'avalanche d'images générées, souvent impressionnantes, parfois intéressantes, je ressens autre chose. Une forme de saturation, une ivresse visuelle qui me laisse un goût paradoxal : celui d'une profusion technique qui semble se substituer à une intention plus profonde.

Ces outils que nous découvrons, et que j'explore moi aussi avec fascination, sont puissants, accessibles, nombreux. Ils démultiplient nos capacités de production, et ils ouvrent des portes que nous n'imaginions pas il y a encore quelques mois. Mais à mesure que la magie du rendu instantané se démocratise, je vois émerger une tendance : celle d'un jeu permanent avec les effets, le progrès et la nouveauté, sans toujours prendre le temps de chercher le sens.

C'est un peu comme une cour de récréation mondiale où chacun sautille d'un outil à l'autre, enthousiaste, libre, enthousiaste encore. Et c'est beau, bien sûr. Cette joie de découvrir, cette envie de montrer, cette pulsion de partager. Mais ce mouvement reste en surface. On teste, on génère. On enchaîne. On commente. Et on passe à l'image suivante. Un effet waouh chasse l'autre, sans qu'une direction, un propos, une vision singulière ne s'enracine. C'est toujours la même voiture de sport, ou le petit chat mignon, ou le vicking bodybuildé comme trois enclumes, mais en mieux, qui ressortent dans mon feed.

Je ne dis pas que tout doit être grave, profond ou conceptuel. Mais je crois qu'il est utile, à certains moments, de faire une pause et de se demander : qu'est-ce que je veux dire ? pourquoi est-ce que je le fais ?

Parce qu'au fond, ce ne sont pas les images qui manquent aujourd'hui. Ce qui manque, parfois, c'est le fil. Le fil invisible qui relie une idée à une intention, une émotion à une forme, une exploration à une cohérence. Et ce fil-là, aucun outil ne peut le générer à notre place.

 
Visuel réalisé avec Midjourney - Création Arnaud Weber

Visuel réalisé avec Midjourney - Création Arnaud Weber

 

Un peu de recul…

Le biais du brillant

Pourquoi notre cerveau se laisse-t-il happer par ce qui brille, par ce qui impressionne ?

Le "biais du brillant" (terme ici métaphorique mais fondé) est en réalité une combinaison de plusieurs biais cognitifs bien connus :

Le biais de saillance

Notre attention est instinctivement attirée par les stimuli visuellement saillants, c'est-à-dire ceux qui ressortent fortement d'un environnement donné. Dans un feed LinkedIn saturé, les visuels ultra-colorés, hyper-réalistes, mouvants ou lumineux captent notre regard plus rapidement que des contenus sobres ou textuels. Ce biais a une origine évolutive : identifier rapidement ce qui "dépasse" du décor pouvait signifier survie (prédateur, feu, nourriture).

Le biais de nouveauté

Notre cerveau libère de la dopamine face à une information nouvelle. Les nouvelles fonctionnalités d'un outil comme Sora ou les dernières animations IA éveillent une excitation naturelle, même avant d'en comprendre la fonction réelle. Cela favorise une forme de dopamine loop : on cherche en boucle de la nouveauté visuelle, au détriment de la profondeur.

Le biais d'accessibilité cognitive

Plus une information est facile à comprendre ou à percevoir rapidement, plus elle nous semble "valide" ou digne d'intérêt. C'est pourquoi une image "waouh" générée en quelques secondes peut sembler plus impressionnante qu'un concept exigeant, invisible, mais porteur de sens.

Ces biais n'ont rien de "mauvais" en soi, mais ils génèrent une illusion de valeur : Ce qui brille attire... mais n'éclaire pas forcément.

Ils nous poussent à consommer des créations plutôt qu'à les contempler ou les comprendre, et font glisser l'attention du fond vers la forme, de la fonction vers l'effet.

 

Visuel réalisé avec Midjourney - Création Arnaud Weber

 

Réapprendre à créer

Pourquoi avons-nous oublié ? Et comment revenir à une création intentionnelle ?

Le paradoxe de l'abondance

L'accessibilité des outils IA génère un paradoxe : Plus on peut créer vite, moins on prend le temps de créer.

La loi de Hick (1952) démontre que plus nous avons d'options, plus le temps de décision augmente... mais aussi plus la satisfaction diminue. Face à trop de possibilités créatives, nous perdons notre cap. On essaye beaucoup, on montre beaucoup, mais on réfléchit peu. On remplace la lente alchimie créative par une succession de tests-guidés-par-l'effet.

La perte de friction comme perte de sens

Historiquement, la création impliquait de la friction : apprentissage, erreur, patience. Or la friction est essentielle : elle structure la pensée. En supprimant toute résistance, les outils actuels favorisent l'impulsion plutôt que la réflexion. Créer, c'est poser un geste, pas simplement appuyer sur un bouton.

La cognition incarnée dans l'acte créatif

Créer, c’est s’engager : la pensée est incarnée. L’un des apports majeurs des sciences cognitives contemporaines, en particulier à travers les travaux de Francisco Varela, George Lakoff ou encore Evan Thompson, est l’idée que la pensée n’est pas purement abstraite, mentale ou désincarnée.

Penser, c’est aussi sentir. Penser, c’est aussi agir.

Cette approche, qu’on appelle cognition incarnée (embodied cognition), affirme que notre manière de concevoir, d’imaginer, de créer le monde est indissociable du corps, du geste, du rythme et de l’expérience sensible. Nos idées ne flottent pas dans un vide conceptuel : elles émergent d’un dialogue constant entre nos sensations, nos actions et notre environnement.

Dans cette perspective, la création artistique — qu’elle soit visuelle, sonore, littéraire ou conceptuelle — n’est pas une opération strictement cérébrale. C’est un processus ancré dans la temporalité, dans la motricité, dans un engagement sensoriel profond. Le simple fait de tracer une ligne, de poser une voix, de coller une image ou de faire une pause est porteur de sens, car il implique une présence au geste, une prise de position physique dans l’acte créatif.

Le court-circuit du prompt

Or, avec l’IA générative, et notamment dans l’usage compulsif du prompt, ce lien entre pensée et incarnation est souvent court-circuité. On passe d’un prompt à un autre, d’un rendu à un autre, dans une logique de consommation rapide, de test itératif détaché. On produit sans agir. On observe sans s’engager. On réagit plus qu’on ne façonne.

Ce mode de création "promptique" — bien qu’utile à l’expérimentation — tend à déplacer la posture du créateur vers celle d’un spectateur de ses propres intuitions, plutôt qu’un acteur sensible, enraciné dans le faire. Cela génère une forme de désincarnation de la création, où le rythme intérieur est remplacé par la vitesse de l’algorithme, et où la profondeur de l’intuition est supplantée par la satisfaction immédiate du résultat.

Quand on zappe d'un prompt à l'autre, on court-circuite ce lien profond. On devient observateur plutôt qu'acteur.

Le stress de rater le train

Mais à ce court-circuit créatif s’ajoute un facteur psychologique plus insidieux : la sensation de toujours manquer quelque chose. Chaque jour amène son lot de nouveautés, ses nouvelles démos, ses outils “révolutionnaires”. Et à force, un climat d’urgence silencieuse s’installe.

Ce n’est pas simplement de la curiosité — c’est la peur d’être dépassé. On se réveille déjà en décalage, bombardé de nouvelles informations, d’avancées technologiques, de démos spectaculaires, de tutoriels à suivre. Derriere cette surcharge, une pression invisible mais réelle s’installe : "Tu dois suivre, sinon tu seras largué."

Ce sentiment est lié à un mécanisme neurologique bien documenté : l’activation du système dopaminergique. La peur de manquer une information importante stimule la libération de dopamine, neurotransmetteur associé à la motivation et à la recherche de nouveauté. Cette activation chronique peut entraîner une hypervigilance cognitive, un besoin compulsionnel de rester connecté, même sans but clair. Cela déclenche à long terme un stress dit de basse intensité chronique, nuisible à la concentration et à la créativité.

De plus, ce phénomène entretient un cycle d’auto-comparaison sociale, mécanisme renforcé par les plateformes comme LinkedIn justement, où chaque nouvelle découverte semble nous rappeler ce que nous n'avons pas encore fait. Le résultat ? Une forme de paralysie décisionnelle (analysis paralysis), où l’on hésite à créer par peur de ne pas être à la hauteur ou d’arriver trop tard.

Ce stress informationnel fragilise notre capacité à poser une intention claire, à prendre le temps d’explorer, à nous ancrer dans une temporalité créative. Il nous pousse à réagir plutôt qu’à construire. À répondre à l’outil plutôt qu’à écouter notre propre rythme intérieur.

Et pourtant, la création a toujours eu besoin de lenteur, de maturation, de vide fertile. Ce qui manque aujourd’hui, ce n’est pas la technologie. C’est l’espace pour que quelque chose de vraiment personnel puisse émerger.



Visuel réalisé avec Midjourney - Création Arnaud Weber

 

L'outil n'est pas la création.

C'est une confusion fréquente, presque inévitable, surtout lorsqu'un outil nouveau surgit avec fracas, redistribue les cartes et nous donne soudain l'impression d'avoir des super-pouvoirs au bout des doigts. Mais confondre l'outil avec l'acte créatif, c'est comme croire qu'un pinceau peint seul, ou qu'un clavier écrit en notre nom. C'est oublier que ce qui fait œuvre, ce n'est pas l'instrument, mais l'intention.

Un outil, aussi sophistiqué soit-il, ne crée rien par lui-même. Il exécute. Il catalyse. Il amplifie. Mais il ne choisit pas. Il ne doute pas. Il ne désire pas, il ne se nourrit pas de ses émotions, de ses joies, des sa mélancolie, de ses doutes. Créer, c'est autre chose : c'est traduire un regard sur le monde, une tension intérieure, une idée qui insiste, une forme qui cherche à naître. C'est prendre position, même quand cette position est floue. C'est risquer quelque chose de personnel dans un geste visible, engagé.

L'outil, lui, n'a pas d'angoisse de la page blanche. Il génère ce qu'on lui demande, et parfois même ce qu'on ne savait pas vouloir. Il est impressionnant, mais il n'est pas habité. Ce que nous vivons actuellement avec les IA génératives, c'est une révolution de la capacité de production. Mais une image n'est pas une création parce qu'elle existe. Elle le devient quand elle a un ancrage, une portée, un propos.

L'accélération technologique nous expose à un piège subtil : croire que parce que l'on peut faire beaucoup, très vite, cela équivaut à créer. Or la création a besoin de lenteur. Elle a besoin d'espace. Elle a besoin de résistance. Elle a besoin de subjectivité, d'accidents, de confrontation, de contradiction, de bordel, d'errance, de latence. L'outil, lui, ne connaît que l'efficacité. Et parfois, c'est précisément cette efficacité qui nous éloigne de l'essentiel.

Dans ce contexte, il devient urgent de rappeler que l'outil n'est pas la création, mais ce qui la rend possible. Et que si l'on oublie de nourrir l'intention, le regard, le silence d'avant le geste, alors même les plus beaux outils ne feront que générer des coquilles brillantes et vides, à l'infini, de mieux en mieux.

Créer, ce n'est pas impressionner. C'est exprimer.

Et ce n'est pas l'outil qui sait faire ça, c'est nous, les humains.

Arnaud Weber

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IA, émergence d'une nouvelle esthétique.